Agrégation : Leçons de philosophie


LA FOULE


I. Qu'est-ce que la foule ? (nombre, quantité, ordre).


1. La cardinalité de la foule.

La foule est donc d'abord saisie comme quantité d'individus rassemblés. Mais, comme on l'a dit, cette quantité n'est pas déterminée d'emblée : à partir de quel moment y a-t-il foule ? Quel nombre permet-il de passer à la foule ? Y a-t-il une distinction simplement numérique entre le groupe, la foule, la masse ?

Le problème est celui du sorite, ou syllogisme du tas (de soros, tas en grec). Combien de grains faut-il pour faire un tas ? Ou, ici, combien d'individus faut-il pour faire une foule ? A toute réponse déterminée on pourra opposer le même argument : si "la foule" est fixée à 100 individus, est-ce que 99 individus ne composeront pas une foule ? Dans la négative, pourquoi ne pas abaisser encore le seuil ? Mais dans l'affirmative, il faudra admettre que l'être de la foule est absent dans une réunion de 99 individus, et présent dans la réunion de 100 : alors c'est un individu ajouté qui est véritablement la foule. Le même argumentaire peut évidemment être répété quel que soit le nombre choisi au départ : il est ainsi aisé de montrer qu'en soi la foule ne tient pas à une quantité strictement déterminée.

Quelle conclusion en tirer ? En effet si la foule ne désigne pas une quantité déterminée, en revanche elle ne cesse pas pour autant d'avoir rapport à une certaine quantité, ou à la quantité en général. Comment comprendre cela ? Il est impossible d'assigner à un agrégat d'individu une cardinalité déterminée qui lui donnerait droit au nom de foule. Mais, pourtant, il semble bien que le nom de foule ne puisse renvoyer qu'à une certaine quantité, que l'on doit donc laisser dans l'indéterminé. Il faut en effet maintenir que n'importe quel groupe n'est pas dit foule. Cela pourra donc peut-être signifier que, ne dépendant pas de la cardinalité déterminée, la foule se constituera d'une autre façon : un critère manque, qui explique comment un agrégat d'individus de nombre indéterminé « fait foule ».

En attendant de trouver ce critère, on peut se pencher sur ce fait étonnant : dans le nom de foule on vise une certaine quantité indéterminée en tant que quantité. Autrement dit, on vise avec ce mot le nombre pur, sans essence chiffrée. On saisit le « beaucoup » comme tel. Que signifie ce « beaucoup ». Y a-t-il un concept du « beaucoup » sans seuil ni chiffre ? Comment peut-il permettre de déterminer un concept de la foule ?

2. Plethos et demos.

Aristote peut illustrer cette difficulté : sans bien sûr disposer d'un concept de la foule ni surtout du mot, il est confronté dans les Politiques à la nécessité de penser la masse de la population de la cité. Bien sûr, le mot le plus immédiatement utilisé est alors le peuple (demos), mais ce n'est pas le seul. Demos est très généralement utilisé pour désigner la réunion des individus qui composent la cité en tant qu'elle agit politiquement (ainsi on trouve demos dans l'opposition à d'autres puissances, celles des riches ou des tyrans ; ou encore dans le cadre d'une étude des sources des magistratures, en tant que le peuple y contribue ou pas).

Mais il y a un autre mot, en grec, qu'utilise Aristote, et qui pose des problèmes aux traducteurs, lesquels le rendent fréquemment par « peuple ». C'est le mot plethos, qui signifie tout simplement la multitude, le grand nombre. Là où demos saisit le peuple comme organe de la cité, plethos semble bien correspondre à cette visée du nombre comme tel que l'on vient d'évoquer. L'usage qu'Aristote fait de ces deux termes permet-il de confirmer cette idée ?

Dans la Constitution d'Athènes, le mot plethos n'intervient que quatre fois, et chaque fois dans des circonstances bien déterminées : il s'agit d'évoquer la masse de la population inorganisée, comme pure multitude. Les deux premières occurrences (chapitres XVI et XX) correspondent à un moment de l'histoire de la cité antérieur aux réformes de Clisthène : la tyrannie de Pisistrate et l'accession au pouvoir de Clisthène. Dans le premier cas, Aristote montre Pisistrate aimé de la foule, dans le second c'est Clisthène qui se la concilie en prônant la démocratie. Dans les deux cas, l'ordre de la cité n'est pas encore fixé (la répartition de la population en dème et la fixation des magistratures associant le peuple datent justement de Clisthène) : on se réfère alors à la multitude indifférenciée comme nombre pur. La foule est alors l'agrégat presqu'encore pré-politique. Organisé dans un découpage territorial en tribus et en dèmes, la population ne sera plus évoquée que comme peuple (demos), c'est-à-dire en tant qu'organe de la cité, acteur politique.

Les deux autres occurrences, chapitres XXII et XXVIII, évoquent la foule en tant qu'elle réagit passionnellement à une situation donnée, et transgresse par là l'ordre politique institué. Il semble donc que l'on puisse tenir pour certaine une distinction que confirme toute la littérature politique et historique grecque : le plethos, qui a presque toujours un sens péjoratif, désigne la multitude nombreuse dans son état brut ; tandis que le demos vise l'ensemble des citoyens (groupe constitué, mieux défini, plus restreint) en tant qu'il a un rôle proprement politique à jouer.

Le plethos n'est donc qu'une collection contingente de singularités éparpillées, rassemblées de façon contingente. Cette contingence est même explicitement indiquée dans le chapitre XVI, où Aristote explique la bienveillance du tyran Pisistrate à l'égard de la foule :

« Il agissait ainsi pour deux raisons : afin qu'au lieu de passer leur temps à la ville ils restassent dispersés dans la campagne et afin que, pourvus d'une honnête aisance et tout entiers à leurs affaires personnelles il n'eussent ni le désir ni le loisir de s'occuper de celles de l'État » (XVI, 3, ed. TEl p. 115).

Ainsi la tâche du tyran est de laisser subsister le peuple comme foule, c'est-à-dire comme multitude qui ne se caractérise que par le nombre, et surtout pas par une quelconque organisation collective : subsistant uniquement comme agrégat de singularité, il est plus facile de renvoyer chaque membre de cette foule à ses propres fins, et de s'approprier entièrement l'ordre des fins collectives . L'essentiel est ici le passage de la « dispersion » territoriale à l'organisation articulée et complexe des dèmes clisthéniens : la foule n'est pas répartie, elle est « ventilée ». Comme telle, c'est-à-dire comme collection faible d'unités numériques, elle est sans lieu (ce que la perception moderne de la foule conservera sous d'autres visages : de la jacquerie à la manifestation en passant par les guerres paysannes de l'Allemagne renaissante, la foule est toujours saisie à partir de sa mobilité, de sa « déterritorialisation » constante : il faudra revenir sur ce nomadisme des foules qui est une partie importante de leur résistance à la pensée).

Ainsi la foule comme plethos est-elle uniquement un agrégat contingent, aussi vite assemblé que désuni, ne tenant que par nombre et se défaisant sans force, puisqu'il ne relève au fond que du hasard naturel : plethos englobe la population qui, à un moment donné, est réunie à tel endroit. Il faut l'institution, le découpage et les lois pour passer au peuple, c'est-à-dire à une multitude organisée, articulée et déterminée dans son nombre et son lieu.

3. Les caractères individuels et la foule.

Mais Aristote s'essaye également à une autre caractérisation, dans le livre III des Politiques. Il s'agit d'envisager les différentes formes de souveraineté, et très logiquement Aristote va commencer par se soucier de celle de la foule. Or la foule (et le chapitre III, 11 est un des seuls dans lesquels Aristote emploie systématiquement plethos) pose rapidement un problème inattendu : celui de sa compétence collective. Aristote est donc amené à comparer les vertus de la foule à celles de l'homme isolé :

« il est possible que de nombreux , dont aucun n'est un homme vertueux, quand ils s'assemblent soient meilleurs que les gens dont il a été question (...). Au sein d'un grand nombre en effet, chacun possède une part d'excellence et de prudence, et quand [les gens] se sont mis ensemble de même que cela donne une sorte d'homme unique aux multiples pieds, aux multiples mains et avec beaucoup d'organes des sens, de même en est-il aussi pour les qualités éthiques et intellectuelles » (III, 11, 2, trad. Pellegrin, GF p. 240-241).

Voilà donc la foule, homme unique aux multiples organes. Il semble qu'il y ait là la possibilité que cette réunion contingente produise un effet spécifique, une mise en commun des qualités qui permette à la foule agrégée de déployer des perfections impossibles à l'homme seul. Cependant ces qualités sont, dans le simple état d'agrégation, réunies sans être exprimées ni utilisées proprement : leur ventilation et leur dispersion dans des individus simplement juxtaposés est encore une faiblesse :

« Les hommes vertueux, par contre, l'emportent sur chacun des individus de la foule, de la même manière dont on dit que les gens beaux l'emportent sur ceux qui ne sont pas beaux, et les peints sur leurs modèles réels : par le fait que des traits épars en un seul (...) » (III, 11, 4, p. 241)

Ainsi les qualités qui composent la supériorité du groupe ont le défaut d'être réels, mais dispersés. Le plethos n'est encore conçu que comme masse de traits de caractères (que l'homme vertueux, lui, réunit). Si la foule est parsemée de qualités, il s'agit donc de voir comment ces qualités vont pouvoir faire du plethos un véritable acteur politique, c'est-à-dire un « homme unique » capable d'exprimer et de diriger ces qualités.

« Il reste donc à faire participer ces gens-là aux [fonctions] délibérative et judiciaire » (III, 11, 8, p. 242).

Ce n'est donc qu'en faisant entrer la foule dans l'espace public des charges, des représentations et des décisions que l'on peut mettre à profit ses qualités ; mais à proprement parler le plethos n'est plus alors multitude indifférenciée. De fait, Aristote évoque immédiatement les distinctions de revenus nécessaires pour organiser l'accès aux magistratures , et il est symptomatique qu'il glisse alors (en III, 11, 15) du plethos au demos : la masse qui se coule dans la forme des institutions passe du pur nombre indifférencié au peuple organisé. C'est la seule façon pour lui d'accéder à la fonction politique : en effet, s'il est connaisseur de la politique, ce n'est que passivement :

« pour autant que la masse (plethos) considérée ne soit pas trop servile, certes chacun y sera plus mauvais juge que les spécialistes, mais tous [ses membres] réunis seront soit meilleur [juges qu'eux] soit ne seront pas plus mauvais. De plus, dans certains domaines, le fabricant ne saurait être le seul ni le meilleur juge, dans la mesure où ceux qui ne sont pas techniciens ont aussi à connaître des produits : connaître d'une maison, par exemple, ce n'est pas seulement le fait de celui qui la construit, mais celui qui s'en sert en juge mieux [que lui] (...) » (III, 11, 14, p. 243).

Ainsi si le plethos a une « connaissance » de la chose politique ce n'est pas en fonction d'une quelconque technè, c'est en fonction de son usage. Cette action politique n'a de sens qu'en tant que le plethos est l'objet de la politique : il se détermine spontanément sur la politique non pas à partir d'une connaissance, mais à partir d'une passivité (subissant la politique il la juge spontanément). Cependant il ne devient actif que dans les assemblées (ie. comme demos). Autrement dit, sans organisation, la foule ne décide rien.

La foule au sens brut n'est donc pas un sujet mais un mouvement, une attitude, une posture : un homme unique aux multiples organes. Pourquoi cette multitude d'organes n'empêche-t-elle pas Aristote de parler d'« homme unique » ? Quelle est l'unité de cette multitude contingente ? Celle de son mouvement, comme les réactions subites évoquées dans la Constitution d'Athènes (ch. XXII) : la foule, comme un organisme vivant, veut, sent, et fait.

La foule se réduit alors à l'un parce que l'on ne saisit pas le plusieurs comme tel, mais bien comme l'unité de son effet. Par contrecoup, une des caractéristiques primordiales de la foule est son indifférenciation interne. Cet effet d'égalité selon lequel dans la foule les individus ne sont que des unités numériques est essentiel : c'est lui qui est au principe des réformes de Solon et Clisthènes. C'est en effet parce que la foule est égale et dispersée que Solon la différencie par classes censitaires et que Clisthène la répartir en dèmes territoriaux.

Le nombre pur de la foule n'a donc pas d'existence comme tel : il n'est qu'une fonction. Il produit des effets (la foule ne se saisit que dans le mouvement de foule, la tendance à agir). Mais c'est un stade primitif de l'action (celui de la fameuse « spontanéité des masses »). Il manque l'ordre, et ce manque conduit à penser la foule comme la limite inférieure du politique, le moment de l'agrégation numérique des hommes, lien faible exigeant une transformation pour entrer dans la cité.


Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion