Agrégation : Leçons de philosophie


LA FOULE


II. Que faire de la foule ? (contrôle pratique, contrôle théorique).


1. Penser la foule, produire la foule.

Ce que l'on vient de voir chez Aristote permet donc de penser que la foule n'accède à un statut conceptuel que dans le cadre d'une philosophie politique qui la réduit au statut de limite inférieure. Elle est toujours pensée, au fond, comme la chôra du politique : une matière indéterminée, dont il est impossible de rien dire, sinon qu'elle est quantité et mouvement accidentel, sans ordre ni logique. Ainsi la foule ne peut accéder à un véritable statut qu'à condition de « prendre forme ». Avant même de se demander comment cette mise en forme de la foule a lieu, il faut souligner que l'informer, c'est la réduire : saisir la foule comme autre chose que foule (comme peuple, par exemple), c'est perdre la foule elle-même, dans sa multiplicité indéterminée.

C'est donc au sens strict à une « production « de la foule que l'on va s'intéresser, au sens où le pur nombre des individus rassemblés n'entre dans le cadre d'une théorie, d'une doctrine ou d'une science de la foule que contraint et forcé. On verra même que, d'une certaine façon, c'est en déterminant leur objet que la théorie politique et plus généralement les sciences humaines vont produire négativement la foule comme limite.

Politique ou sciences humaines ? Il semble en effet spontanément, au vu de la problématique aristotélicienne, que ce soit en politique que le besoin se fasse sentir d'une pensée de la foule. Mais ce que l'on appelle politique n'est pas seulement la pratique même de la foule dans le cadre de la gestion de la cité : la politique comme exercice du pouvoir se préoccupera très vite de mettre en place les instruments conceptuels d'une saisie et d'une organisation rationnelle de la foule. Étudier la façon dont les pratiques de la politique produisent la foule, c'est donc se situer dans l'horizon d'une question critique : les sciences humaines pensent-elles la foule ?

2. Mises en forme de la foule : les procédures politiques.

Si l'on suit le rapide schéma historique que trace D. Reynié, on constate que ce n'est qu'à partir des débuts de l'âge moderne que la science de l'État commence à s'articuler explicitement autour d'un contrôle de la population comme masse . Cependant, il n'est pas besoin d'attendre Hobbes ou Grotius pour que se mette en place cette technique du contrôle des multitudes. Sous d'autres formes et d'autres noms, elle est déjà envisagée par les anciens.

Un des modes les plus constant du rapport politique à la foule, c'est la parole. Cicéron, dans le De Oratore, exalte ainsi les capacités de l'orateur :

« Qu'y a-t-il de plus admirable que de voir, en face d'une immense multitude (ex infinita multitudine) un homme se dresser seul et, armé de cette faculté que chacun a cependant reçue de la nature, en user comme il est seul alors, ou presque seul, à pouvoir le faire ? (...) Quelle puissance que celle qui dompte les passions du peuple (populi motus) (...) ? » (De Or., I, VIII, 31).

La parole est ainsi un des moyens de la mise en forme d'une multitude de laquelle l'homme qui parle sort (ex...multitudine), et en sortant de cette multitude il s'excepte de sa réduction à l'unité numérique pour acquérir une identité spécifique (tout le monde a la faculté passive de parler, lui seul sait user activement de la parole). Cette spécificité le distingue de la foule comme la réflexion médiate distingue l'émotion immédiate : la foule ne connaît que des mouvements (populi motus) et pas des conceptions ni des actes réfléchis. On voit poindre l'idée d'une foule incapable de penser et même d'agir véritablement, réduite à la passivité passionnelle : dans les deux cas, la foule est pathos (c'est-à-dire affection et soumission) et seul l'individu qui s'extrait d'elle récupère la puissance de l'agir. Grâce à cette puissance la foule peut être modelée, guidée, canalisée dans ses affections et ses mouvements.

L'âge chrétien va donner un socle théologique à cette vision des foules : l'homme en péchant a scindé sa propre volonté (il connaissait et désirait le bien mais ne l'a pas fait), et cette scission interne impose que, dépossédé de l'intégrité de son libre-arbitre, il soit réuni en troupeaux et placé sous la férule d'un maître institué par Dieu. Sous la direction de ce maître c'est l'unité de la volonté qui se reconquiert pour ainsi dire de l'extérieur . Ce qui explique que rien d'autre que des passions, c'est-à-dire des accidents immédiats et désordonnés, ne puissent naître du sein de la foule : l'unité, l'harmonie, la raison, et pour finir l'essence même de l'humanité ne peuvent lui être conférées que de l'extérieur et par la ferme direction du prince (ou de tout pouvoir qui en reprendra la figure). Il y a donc à mettre en place sur la foule une mécanique politique (aux pratiques sociales et aux enjeux éthiques) dont l'objet est la mise en forme de cette limite informe et presque inhumaine de toute collectivité.

La foule est donc l'indéterminé de la multitude, une sorte de chôra politique que la pratique politique se donne pour tâche d'encadrer et d'organiser en peuple. Passionnelle et passive, destructrice dès que sa force est sans bride, elle est systématiquement saisie par analogie à l'animal : les figures du nombre et de l'animal, se conjoignant, amènent directement à penser la foule comme meute. C'est précisément pour installer le pouvoir dans la durée et la stabilité, et donc pour le préserver des sursauts violents de cette meute, que la pratique politique va au début de l'âge moderne faire appel à une science des multitudes qui circonscrive et saisisse la foule.

Mais, si la foule n'est pensable que moyennant une « mise en forme » adéquate (par la parole, comme public ; par l'institution, comme peuple ; par la grâce, comme église), on perd la puissance de la foule (ce qui ne signifie évidemment pas que cette force s'abolit mais qu'on la perd de vue : les aléas du contrôle social montrent parfaitement cette incapacité de la pratique politique à saisir l'ensemble des conditions de son succès collectif ; le nombre pur, toujours, déjoue les schémas rationnels que l'on a élaborés à son propos). Où est sa faculté de presser, que la compréhension comme matière réduisait à un mouvement sporadique et passionnel ?

3. Objectivation de la foule : les procédures scientifiques.

L'objectivation à laquelle procèdent les sciences de la foule part précisément de cette faculté qu'a la foule de presser, d'écraser : saisie comme quantité brutes d'unités numériques égales, seule la force mécanique offre le moyen de la penser. Ainsi la foule se saisira avant tout comme effet de force. La force de la foule donne fondamentalement lieu à deux types de mouvements, un mouvement de refoulement et un mouvement de défoulement.

Le mouvement de refoulement consiste dans la pression que le nombre fait surgir à chacun de ses composants. Le mouvement de défoulement, à l'inverse, est celui de la pression collective qui s'extériorise. C'est à partir de ces deux mouvements (quoique sans leur donner de définition en ces termes) que G. Le Bon saisit la foule. La mouvement de refoulement est celui qui dissout l'individu pris dans une foule : la foule est donc autre chose qu'une somme, elle est un être nouveau, apparu presque chimiquement de la réunion de ses composants.

En tant que cet être est plus proche de l'animal que de l'humain, la foule se saisit dans son défoulement comme action et pas comme pensée, et elle est même action pour détruire. On peut envisager un physique, une biologie, une chimie de la foule : il ne s'agira que de décrire des opérations mécaniques, et jamais des décisions ni des raisonnements, puisque la foule est un être nouveau et primitif. La somme des individus qui la composent est dissoute dans un précipité nouveau. Écrasant l'individu et détruisant ce qui l'entoure, la foule est avant tout danger. Son surgissement à l'âge moderne (Le Bon écrit en 1895, en identifiant l'âge des foules comme l'ère qu'ouvre la prise de la Bastille) indique que toute civilisation est prise dans un cycle qu'ouvre la foule (comme meute primordiale) et qu'elle ferme (comme anarchie décadente).

Le contenu idéologique de l'approche de Le Bon est évident, mais permet d'identifier une des principales difficultés de la saisie de la foule : animale et effrayante, elle ne peut être que l'Autre. Comme masse et multitude, elle effraye du dehors : il est impossible de penser la foule du dedans puisque la foule elle-même, bien que dotée d'une âme commune, ne pense pas.

Freud (dans « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de Psychanalyse, 1921) va reprendre et corriger les éléments organisés par Le Bon, en montrant d'abord qu'il faut nuancer ses travaux (pas seulement à cause de leur contenu idéologique trop prégnant, mais aussi à cause de leur ineptie scientifique : son opposition de la foule à l'individu méconnaît l'analogie de comportement de l'individu à la foule). Freud juge que Le Bon ne saisit que les foules désorganisées , d'un point de vue strictement descriptif. Il faut au contraire essayer de cerner des foules organisées (on sort donc de l'idée que la foule est l'inorganisé radical ; on essaye d'y penser déjà une structuration). Freud atténue en particulier les distinctions de Le Bon en montrant que la psychologie révèle que la foule exacerbe les traits de l'individu. La foule n'est donc pas le radicalement autre : elle met en évidence des schémas de comportement que l'individu, soumis aux déterminations sociales, connaît également.

Mais, plus essentiel, la foule joue pour nous une fonction mémorielle :

« La foule nous apparaît donc comme une reviviscence de la horde originaire. De même que l'homme des origines s'est maintenu virtuellement dans chaque individu pris isolément, de même la horde originaire peut se reconstituer à partir de n'importe quel agrégat humain ; dans la mesure où la formation en foules régit habituellement les hommes, nous reconnaissons en elle la persistance de la horde originaire. Nous devons en conclure que la psychologie de la foule est la plus ancienne psychologie de l'homme ; ce que nous avons isolé en tant que psychologie individu, en négligeant tous les résidus de foule, ne s'est dégagé que plus tard de l'ancienne psychologie des foules, progressivement, et pour ainsi dire d'une manière qui n'a jamais été que partielle », op.cit., ch X : « La foule et la horde originaire » p. 190-191.

De même que l'individu peut retrouver l'individu originaire en lui, de même la foule nous rappelle la horde. Elle est sauvage, barbare, instinctive, naturelle : tellement incompréhensible qu'on la renvoie aux commencements, à l'antépolitique (on saisit dans la foule moderne l'image fugace de la horde primordiale, et cette horde est fondamentalement soudée par un premier crime collectif).

Ainsi les actions collectives ne marquent pas le délire d'une collectivité passionnelle dans laquelle l'individu s'abîmerait. Malheureusement, la limite de cette apparente ouverture est vite atteinte : Freud ne peut pas donner de raison à la constitution de la foule. Ce n'est qu'une excitation mutuelle qui provoque le « précipité » de la foule. De l'ordre du défoulement encore, cette action collective s'inscrit toujours dans la manoeuvre qui consiste à renvoyer la foule au primitif. N'y a-t-il donc aucune façon de penser la foule sans la nier, ni la saisir comme limite inférieure et négative de ce qu'elle manifeste (tendance politique, réunion des hommes, ou exercice de la puissance) ?

Ce à quoi Le Bon puis Freud se sont livrés est au fond une manoeuvre d'objectivation scientifique de la foule qui tente de fonder un certain contrôle social sur une appréhension de la masse brute comme animale, dangereuse ou primitive. Même s'il n'y a dans ces modes d'objectivation de la foule aucun jugement de valeur (ce qui est évidemment faux chez Le Bon), on ne peut s'empêcher de constater qu'encore une fois la foule n'est saisie que comme une matière à informer, à guider, à dépasser. Objectivation : toute foule est un fait, et comme fait il est extérieur à toute conscience puisqu'il se combine nécessairement entre les consciences. Il n'y a pas d'appréhension possible du « dedans » de la foule. C'est ce type d'objectivation que tente d'opérer la sociologie, dès Durkheim.

La thèse fondamentale de la sociologie durkheimienne, selon laquelle les faits sociaux doivent être traités comme des choses, joue ici un rôle extrêmement important. En effet, cette « chosification » du fait social a donné lieu à de nombreux contresens, dont Durkheim lui-même cherche à faire justice dans la seconde préface aux Règles de la méthode sociologique. Il procède alors à une mise au point qui va nous permettre de comprendre à quelles conditions on peut envisager l'objectivation de la foule, et nous saisirons par là le statut scientifique de cette « réduction » des foules qui semble commune à des études aussi différentes que celle de Le Bon, de Freud ou de Durkheim.

« Nous ne disons pas, en effet, que les faits sociaux sont des choses matérielles, mais sont des choses au même titre que les choses matérielles, quoique d'une autre manière. Qu'est-ce en effet qu'une chose ? La chose s'oppose à l'idée comme ce que l'on connaît du dehors à ce que l'on connaît du dedans » (op. cit., PUF p. XII).

C'est là le postulat fondamental que l'on a, de fait, déjà vu à l'oeuvre : la foule, comme fait social, ne se saisira jamais du dedans mais toujours du dehors. Penser la foule c'est, nécessairement, se situer en-dehors d'elle ou au-dessus d'elle pour tenter d'en prendre une vue globale, et d'enquêter en direction de sa genèse et de ses structures. Corrélat nécessaire de ce postulat : le fait social, puisqu'il est irréductible à un fait psychique, est nécessairement d'une nature nouvelle, et ne peut en particulier pas se réduire à la somme des individus qui le composent. « Quelque chose » d'autre surgit avec la réunion des individus, qui n'est pas réductible ni au pur nombre à la pure somme. Comment penser et saisir ce « quelque chose » qui est l'objet propre de la sociologie (et dont la foule doit relever) ?

« Pour qu'il y ait fait social, il faut que plusieurs individus tout au moins aient mêlé leur action et que cette combinaison ait dégagé quelque produit nouveau. Et, comme cette synthèse a lieu en dehors de chacun de nous (puisqu'il y entre une pluralité de consciences) elle a nécessairement pour effet de fixer, d'instituer hors de nous de certaines façons d'agir et de certains jugements qui ne dépendent pas de chaque volonté particulière prise à part. (...) il y a un mot qui, pourvu toutefois qu'on en étende un peu l'acception ordinaire, exprime assez bien cette manière d'être très spéciale : c'est celui d'institution. On peut en effet, sans dénaturer le sens de cette expression, appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement » (p. XXII).

Le choix de ce terme d'institution est riche de conséquences : toute foule se révèle n'être qu'un groupe (autrement dit toute foule est déjà instituée, ritualisée). La puissance brute du nombre est un fantasme : il y a, immédiatement, telle ou telle foule dans tel ou tel contexte avec tel ou tel rapport constitué entre les individus qui la composent. Dans une telle approche de la communauté la foule comme agrégat brut semble radicalement éliminée : elle n'est qu'une désignation commune qui doit être écartée pour accéder aux compositions singulières et organisées que sont tous les agrégats humains. La « foule » appartiendrait donc à ces « prénotions » que Durkheim recommande d'écarter pour constituer l'objet scientifique de la sociologie (chapitre II, point 2 : les prénotions sont élaborées en dehors de tout champ et de tout besoin scientifique ; il faut s'en débarrasser comme le physicien se débarrasse des prénotions concernant les réalités naturelles).

4. L'impensé de l'objectivation.

Cependant il semble bien que la foule telle qu'on l'a définie jusqu'ici ne disparaisse pas tout à fait de la problématique sociologique (non pas comme objet scientifique, mais bien comme intuition fondamentale née d'une expérience première du groupe). En effet, lorsqu'il s'agit pour Durkheim de caractériser ce que font les groupes humains, on voit revenir en permanence l'idée d'une « pression » exercée par le nombre. Ainsi les faits sociaux

« consistent en des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont dotées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui » (ch. I, p. 5).

C'est bien entendu ce pouvoir de coercition qui fonde l'appréhension des faits sociaux comme tels, puisque c'est lui qui justifie leur irréductibilité au processus simplement psychique et individuel. Durkheim y revient fréquemment : ainsi, parlant des mouvements collectifs :

« Ils viennent à chacun de nous du dehors et sont susceptibles de nous entraîner malgré nous. Sans doute il peut se faire que, m'y abandonnant sans réserve, je ne sente pas la pression qu'ils exercent sur moi » (id. p. 6)

Puis, plus loin, à propos de l'enfant :

« Cette pression de tous les instants que subit l'enfant, c'est la pression même du milieu social (...) » (p. 8).

Tout cela permet d'aboutir à la définition générale du fait social :

« Un fait social se reconnaît au pouvoir de coercition externe qu'il exerce ou est susceptible d'exercer sur les individus » (p. 11).

Il est inutile de multiplier les exemples à l'infini : il semble bien que l'on retrouve ici la « pression » qui a donné son nom à la foule. Cette puissance de contrainte relève de ce que nous avons appelé plus haut le « refoulement », au sens d'une pression s'exerçant du nombre vers ses unités, de sorte qu'elle leur soit à chacune extérieure. Par elle l'individu se « dissout » dans le nombre, selon un processus qui demeure inanalysé par la sociologie puisque c'est le processus même de constitution matérielle de ses objets, qu'elle ne saisit que fugitivement, d'une façon nécessairement pré-conceptuelle (en effet, ses concepts ne s'appliqueront qu'à des groupes constitués, par au mouvement même de leur constitution : à nouveau, la foule comme pression du nombre semble constituer la limite du regard scientifique, comme elle constituait la limite de la pratique politique). En effet, loin de se pencher sur cette pression elle-même, Durkheim va formuler dans le second chapitre des préceptes méthodologiques qui tendent à élaborer plus finement encore les objets de la sociologie en les classifiant : classification dans laquelle le genre disparaît au profit des espèces de l'étude (or, le genre, c'est précisément cette puissance de presser). Y aurait-il là une entorse à la règle méthodologique qui exige que l'on se débarrasse des prénotions ? La sociologie lorsqu'elle se penche sur le fonctionnement des collectifs humains conserverait-elle l'expérience de la puissance des foules comme son impensé fondateur ?

C'est d'autant plus vraisemblable que, par ailleurs, cette pression renvoie aux deux effets de la foule (refoulement défoulement, comme chez Tarde, Le Bon, ou Freud). Durkheim reprend même le vieux modèle du crime collectif comme premier « effet de défoulement » (ce que Canetti appelle une « décharge » dans Masse et Puissance) : à propos des « influences » (encore un analogue de la pression) que la foule exerce sur les unités, Durkheim note en effet :

« Nous nous apercevons que nous les avons subis beaucoup plus que nous ne les avions faits. Il arrive même qu'ils nous fassent horreur, tant ils étaient contraires à notre nature. C'est ainsi que des individus, parfaitement inoffensifs pour la plupart, peuvent, réunis en foule, se laisser aller à des actes d'atrocité. » (ch. I p. 7)

Et l'on voit ainsi resurgir le fantasme originaire : dans la figure de la pression, et dans la figure du crime, la sociologie révèle de quelle expérience originaire de la foule elle part. Durkheim va alors reprendre, dans son chapitre IV (« règles relatives à la constitution des types sociaux »), une opposition fondamentale entre société simple et société complexe qui est héritée de Spencer, malgré les critiques violentes qu'il lui a adressées dans son premier chapitre. Cette opposition société simple - société complexe lui permet de réordonner presqu'historiquement les faits sociaux, dans une perspective qui rejoint celles que l'on étudiées plus haut parce qu'elle ne peut pas se débarrasser de leurs attendus idéologiques : ainsi le fait social primitif est la horde. On retrouve donc dans la neutralité objectivante de la science sociale la hiérarchie du simple au complexe qui semblait en être expulsée. Dès lors il faut un premier état de l'agrégat, une sorte de juxtaposition simplement numérique, qui ressuscite la foule pour la constituer encore une fois en limite inférieure :

« Par société simple il faut donc entendre toute société qui n'en renferme pas d'autres, pus simples qu'elle ; qui non seulement est actuellement réduite à un segment unique, mais encore qui ne présente aucune trace de segmentation antérieure. La horde (...) répond exactement à cette définition. C'est un agrégat social qui ne comprend et n'a jamais compris dans son sein aucun autre agrégat plus élémentaire, mais qui se résout immédiatement en individus. Ceux-ci ne forment pas, à l'intérieur du groupe total, des groupes spéciaux et différents du précédent ; ils sont juxtaposés atomiquement. On conçoit qu'il ne puisse pas y avoir de société plus simple ; c'est le protoplasme du règne social et, par conséquent, la base naturelle de toute classification » (ch. IV, p. 82-83).

Bien évidemment, l'identification de ce « segment primaire » lui-même non segmenté permet ensuite d'engendrer par combinaisons toutes les sociétés complexes que l'on voudra. On évacue simplement de l'interrogation cette question qui pour nous demeure essentielle : qui presse ? Qui exerce la contrainte de fond à partir de laquelle il peut y avoir une sociologie ? Comment identifier le sujet de cette volonté, de ces actions, de ces pressions qui n'ont pas de sujet individuel ?

C'est probablement parce que la réponse dépassait problématiquement leurs intentions que Le Bon comme Durkheim renvoient à l'âme des foules :

« Le fait le plus frappant présenté par une foule psychologique est le suivant : quels que soient les individus qui la composent (...) le seul fait qu'ils soient transformés en foule les dote d'une sorte d'âme collective » (Le Bon, op. cit., ch. I, p. 11).

« Les circonstances individuelles qui peuvent avoir quelque part dans la production du phénomène [social] s'y neutralisent mutuellement et, par suite, ne contribuent pas à la déterminer. Ce qu'il exprime, c'est un certain état de l'âme collective » (Durkheim, op. cit., ch. I, p. 10).

Le rapprochement est frappant. Il semble que l'on ne puisse répondre à la question du « qui » de la foule qu'en imaginant une sorte de conscience collective, qui fonctionnerait par images (et qui tôt ou tard nous conduirait à penser les foules du côté de l'animalité de la meute ou de la horde). Pourquoi cette dérive permanente de Le Bon à Durkheim ? Parce que la pression (comme effet dominant de la foule, à partir de quoi elle est nommée) menace l'institution (comme objet principal de la science social, à partir de quoi elle est requise par la pratique politique). On s'est demandé plus haut s'il n'y avait pas là un « impensé de la sociologie ». Il faut admettre que cette constance de vue entre l'idéologue réactionnaire qu'est Le Bon (ou Spencer) et le savant humaniste qu'est Durkheim (ou Freud) révèle plutôt à quel point la science sociale est l'instrument du contrôle social.

Sur ce point D. Reynié montre parfaitement la science sociale est instrumentalisée pour faire passer l'espace social de la foule en espace public de l'opinion : depuis le XVIè siècle, la politique comme pratique du pouvoir a eu à se poser sans cesse la question de sa gestion des multitudes. La statistique comme mise en ordre du nombre est une de ses réponses les plus précoces ; la sociologie en est une autre, comme organisation des groupes en institutions. Ainsi Durkheim avoue lui-même cette fonction lorsqu'il établit que la sociologie doit saisir les faits sociaux dans leur organisation et que

« C'est seulement à travers le droit public qu'il est possible d'étudier cette organisation, car c'est ce droit qui la détermine, tout comme il détermine nos relations domestiques et civiques » (ch. I, p. 13)

Il est donc nécessaire de reprendre à nouveaux frais la question du sujet de la foule, et de la reprendre à partir de la tournure que lui ont donnée les sciences sociale : puisqu'elles posent que ce qui agit dans la foule est une âme collective, mais une âme douée d'action et pas de raisonnement, douée d'images mais pas de concepts, il faut se poser la question apparemment anodine mais pourtant fondamentale : les foules pensent-elles ?


Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion