Agrégation : Leçons de philosophie


LA FOULE


III. Que fait la foule ? (pensée collective et action collective).


1. La foule ne pense pas.

Il semble que spontanément la foule, parce qu'on la saisir comme collection d'unités, c'est-à-dire à partir de la seule catégorie de la quantité, ne puisse être conçue que comme foyer de force. La quantité qui la définit originairement semble en effet cantonner la foule dans l'ordre du mécanique : là où l'individu est capable de différencier et de produire des qualités, la foule ne connaît que des variations de force. Cette approche est particulièrement criante chez Le Bon (où elle révèle tout son poids idéologique) :

« Peu aptes au raisonnement, les foules se montrent, au contraire, très aptes à l'action » (Le Bon, op. cit., introduction, p. 3).

Ce type de conception, appuyé sur des éléments anthropologie d'une scientificité discutable, conduit Le Bon à refuser aux foules toute réflexion autonome : microbiennes, animales, corrompues et corruptrices, les foules sont des facteurs et des signes du déclin d'une civilisation. Parce qu'elles ne pensent que par image, elles sont suprêmement volatiles et influençables, d'autant plus que la moindre influence se répand instantanément parmi les individus qui la composent :

« La première suggestion formulée s'impose immédiatement par contagion à tous les cerveaux et établit aussitôt l'orientation » (ch. II, p. 19).

Le principal défaut de la foule est qu'elle se situe toujours dans l'immédiateté de l'impression, et jamais dans le temps de la réflexion (la foule est un être instantané qui ne peut jamais bénéficier du temps nécessaire à la pensée). Ainsi si la foule est un sujet, c'est un sujet embryonnaire et primitif, un simple substrat passif de modifications externes.

Comment comprendre ce sujet primitif et affadi, sujet sans pensée tout entier tourné vers l'action, qui procède sans relâche au nivellement par contagion de toute singularité qui surgirait en son sein ? Il semble en effet que le nom même de « sujet » manque essentiellement quelque chose de cette nouvelle structure de l'humain.

C'est dans la recherche d'une meilleure détermination que s'inscrit Heidegger dans Être et Temps ((section)(section)26-27) : interrogeant l'exister humain à partir de ses structures d'être fondamentales, il est conduit à inscrire le fait même d'exister dans l'horizon d'une ouverture à autrui. Cet être pour autrui se déploie sur le fond de la « préoccupation » (Sorge) comme caractère général d'être impliqué et requis par le monde environnant. Heidegger montre alors qu'il ne faut pas comprendre primitivement la foule comme nombre pur de l'agrégat humain, puisque cet agrégat numérique lui-même n'est possible qu'à partir de l'être-pour-autrui comme structure fondamentale du Dasein : ainsi la foule est irréductible à la meute ou à la horde dans la mesure où c'est bien avec elle d'une collectivité d'existers humains qu'il s'agit :

« Pour autant que le Dasein est en général, il a le mode d'être de l'être-l'un-avec-l'autre (Miteinandersein). Celui-ci ne peut être conçu comme résultat sommatif de la survenance de plusieurs "sujets". Trouver une pluralité de "sujets", cela même n'est possible que si les autres, tels qu'ils font de prime abord encontre dans leur être-là-avec (Mitdasein), ne sont plus traités que comme "numéros". Mais ce nombre ne peut être lui-même découvert que grâce à l'être-l'un-avec- et pour l'autre déterminé (Mit- und Zu-einandersein). » (Être et temps, (section 26), trad. Martineau p. 107).

Ainsi c'est un mode d'être de l'exister humain qui détermine la possibilité même d'un agrégat tel que la foule : la somme des unités individuelles n'est pas l'essentiel, l'essentiel est ce mode d'être en tant qu'il permet la rencontre et le regroupement ; seule en effet l'étude de ce mode d'être peut nous offrir une voie pour expliciter cette subjectivité collective qui nous occupe.

C'est à partir du souci permanent de la distance à maintenir avec les autres dans l'existence commune que Heidegger identifie une proximité de fond à partir de laquelle ce distancement nécessaire devient pensable. Or cette proximité fonctionne aussi comme une emprise, et c'est cette emprise, très classiquement conçue comme domination (Herrschaft, nouvel analogue de la pression), qui va permettre de saisir l'essence du « qui » de la foule :

« L'essentiel, c'est seulement cette domination d'autrui, qui, sans s'imposer a toujours déjà été secrètement acquis par le Dasein comme être-avec. L'on appartient soi-même aux autres, et l'on consolide leur puissance. Ce sont "les autres", comme on les appelle pour masquer sa propre appartenance essentielle à eux, qui, de prime abord et le plus souvent, "sont-là" (da sind, jeu sur Dasein) dans l'être l'un-avec-l'autre quotidien. Le qui n'est alors ni celui-ci, ni celui-là, ni soi-même, ni quelques-uns, ni la somme de tous. Le "qui" est le neutre, le On. » (section 27 p. 108).

Heidegger propose ainsi une nouvelle identification de la foule comme sujet : il ne s'agit plus d'une « âme collective » ni d'une quelconque animalité de groupe : il s'agit d'un On (das Man) collectif qui s'inscrit dans un entre-deux tendu entre d'une part le « nous » auquel le sujet s'identifie et d'autre part le « ils » qui trahit toute l'extériorité de la foule. Mais le « nous » et le « ils » qui composent ce « on » sont strictement indissociable analytiquement : ils s'entre-composent dans un être quotidien qui se révèle, selon Heidegger, dans le nivellement. La préoccupation commune à partir de laquelle émerge ce « on » qui est la réponse au « qui » de la foule, c'est la médiocrité. Bien que le jugement de valeur soit là encore très prégnant, ce n'est pourtant qu'une structure descriptive qui le commande : la médiocrité de la foule n'est que le nom de sa fonction de nivellement par le milieu. Là où Le Bon refusait toute médiation interne à la foule (il ne s'agissait que de contagion), il semble que Heidegger au contraire accentue pesamment cette médiation (tenant compte de la leçon durkheimienne selon laquelle tout agrégat humain est d'emblée institutionnel dans son fonctionnement). L'institution du On, c'est la publicité (die Offentlichkeit) au sens de l'être-public, visible et ouvert. Cette publicité est un caractère fondamental de la foule au sens où elle joue sur une transparence faussée : dans le jeu de l'ouverture radicale, de la communicabilité totale des contenus, c'est en réalité de l'obscurité préalable qu'il s'agit. En effet, il faut passer par l'obscurcissement de toute singularité pour que puisse se déterminer l'espace public dans lequel ne se rencontrera donc plus rien d'inconnu :

« La publicité obscurcit tout, et elle fait passer ce qu'elle a ainsi recouvert pour ce qui est bien connu et accessible à tous » (id.).

Dans le geste de cet obscurcissement se joue une double manoeuvre : d'abord le On décharge le sujet de toute responsabilité, puisqu'il assume à sa place son être collectif ; ensuite il impose cet être collectif comme si évident que c'est finalement en lui et comme (als) lui que s'atteste spontanément ledit sujet : ainsi le Dasein dans l'attitude naturelle n'est pas « saisi », obscurci qu'il est par la luminosité trompeuse de la publicité :

« A une "vue" ontico-ontologique non prévenue, [le On] se dévoile comme "le sujet le plus réel" de la quotidienneté » (id., p. 109).

La substitution est achevée et parfaite : le On, qui ne pense pas, décharge pourtant le Dasein du « souci » d'exister (qui est aussi souci de penser, d'interroger ce que c'est que d'être pour lui). Ainsi plus personne, au fond, ne pense authentiquement, et la publicité des foules inscrit l'exister humain commun dans une inauthenticité radicale qui, réduisant le Dasein à sa subjectivité numérique, n'a aucune peine à le dissoudre dans une autre subjectivité d'un nouveau type : celle de la médiocrité collective. Dès lors la foule n'est plus le nom d'une strate primitive de l'agrégat humain : c'est bien plutôt le produit complexe et tardif d'une histoire de la pensée toute entière marquée par l'oubli de ce qu'elle avait à penser. Ce n'est, inversement, qu'au prix d'une libération des foules que se reconquiert la possibilité de penser, c'est-à-dire d'interroger en direction de l'être.

Ainsi la foule résorbée dans la figure du On n'est plus puissance mais plutôt plein abandon de la puissance, oubli de la puissance au sens où cette puissance ne peut se fonder que dans une « écoute ententive » de l'être. Si l'on peut imaginer un mode d'être à la fois commun et authentique, ce n'est que dans le projet d'une communauté qui se réunirait autour de cette écoute, à partir du mouvement par lequel elle ressaisit son exister individuel (du moins individuel au sens de Jemeinigkeit heideggerienne, c'est-à-dire au sens où l'être du Dasein est « chaque fois mien »).

Voilà donc caractérisé le « qui » de la foule d'une façon qui ne laisse aucun doute sur les procédures d'annulation de la puissance qui s'y jouent. La « personnalité » de l'exister se dissout en subjectivité, elle-même recomprise comme médiocrité publique et quotidienne. L'innovation radicale est celle qui consiste à situer dans la figure de la subjectivité non pas le pôle que la foule elle-même doit dissoudre, mais bien plutôt le premier pas de cette dissolution.

Il faut, pour dépasser ce stade, prendre en compte le problème de la focalisation de l'expérience de la foule : on pense la foule du dehors ou du dedans ? Toutes les conceptions de la foule que l'on a passées en revue lui sont extérieures (certaines en faisaient même un présupposé de départ). Ainsi la science a beau jeu de réduire la foule à l'instinct : elle n'en comprend pas les raisons propres. Que serait une pensée de la foule par la foule ? Que serait une pensée sans sujet ? Un « ça pense » originaire, dont le sujet ne serait au fond qu'une singularisation postérieure ?

2. Pensée collective.

Cette possibilité a été sérieusement envisagée par la philosophie, et elle a même donné lieu à une des hypothèses noétiques et métaphysiques les plus audacieuses et les plus scandaleuses de l'histoire de la philosophie. Ibn Rushd, que les médiévaux appellent Averroès, et qu'ils évoquent même dans le monde latin comme le Commentateur par excellence (de la même façon qu'Aristote est le Philosophe par excellence), a en effet résolu les problèmes posés par la noétique du livre III du De Anima dans une direction tout à fait singulière. Reprenant dans son commentaire toute la glose aristotélicienne (Théophraste, Thémistius, Alexandre d'Aphrodise, Al-fârâbî, Avicenne, Avempace), il tente de résoudre la question de la mortalité de l'âme et de la puissance de la pensée en l'homme.

La solution averroïste consiste à distinguer différentes puissances d'intellection : un intellect agent, dans l'homme, qui opère l'intellection proprement dite ; un intellect possible (ou hylique, ou matériel) qui contient tous les intelligibles en puissance, et qui est nécessairement « séparé » (au sens où il n'est localisé dans aucun sujet particulier), incorruptible, et immatériel (il n'est dit « matériel » qu'au sens où il contient la matière potentielle des intellections en acte). Dans chaque sujet, l'intellect agent actualise les intelligibles potentiels contenus dans l'intellect possible, et le résultat de cette opération est l'intellect acquis dans lequel réside la connaissance effective. Cette synthèse rapide de la théorie averroïste de l'intellect permet d'envisager une hypothèse extrêmement fertile pour la pensée de la foule : luttant contre la thèse alfarabienne selon laquelle l'intellect matériel est engendré (c'est-à-dire singulier et corruptible), Averroès affirme que l'intellect matériel est séparé et incorruptible. Conséquence : là où Al-fârâbî affirme que l'intellect est incapable de s'élever jusqu'à la jonction avec les intelligibles éternels et incorruptibles, Averroès en affirme la possibilité. Mais, par ailleurs, il cherche à se garantir contre le risque inverse : si l'intellect matériel est inengendré et incorruptible, il est aussi unique en nombre. Ainsi c'est au même intellect matériel que l'intellect acquis emprunte les intelligibles dont il est la matière : comment alors différencier mon intellection de l'intellection d'autrui ? Ou, encore plus précisément, puisque les actes d'intellection singuliers sont l'identité même de l'individu pensant, comment me différencier d'autrui ?

C'est là qu'intervient la distinction entre les facultés de l'intellect : singulier par l'acte même de l'intellection, je suis en revanche le même sous le rapport de l'intelligible que j'actualise. Autrement dit, je ne suis dans mon acte qu'une ponctualité singulière et périssable, et Averroès est ainsi conduit à penser la mortalité de l'âme singulière. En revanche, c'est vers l'éternité inengendrée et incorruptible de l'intellect matériel qu'il est possible de se retourner : périssable et corruptible dans l'individu, l'homme est éternel et incorruptible dans l'espèce. Cela signifie que, à chaque époque et à chaque instant, l'homme comme multitude de sujets singuliers intellige une multitude d'intelligibles sous une multitude de rapports.

« Selon ce mode, l'homme est donc (...) semblable à Dieu, car il est d'une certaine manière tous les êtres et les connaît tous d'une certaine manière » (op. cit., comm. C36, p. 167).

Cette thèse comporte immédiatement des conséquences politiques : chez Dante (dans le De Monarchia, écrit en 1314), on va retrouver l'idée que le genre humain ne peut atteindre le bonheur que collectivement :

« le genre humain se rend bon et parfait quand, à la mesure de ses possibilités, il s'assimile à Dieu (humanum genus bene se habet et optime quando, secundum quod potest, Deo assimilatur) » (De Monarchia I, 8).

Le nombre devient alors une condition même du bien dans la mesure où dans l'ensemble des générations humaines la distribution des facultés et des puissances fait de l'agrégat le mode même de la perfection : ce n'est que dans la collectivité que chacun, travaillant à sa propre perfection, réalise en même temps la perfection collective.

On retrouve une analyse similaire chez Marsile de Padoue, dans le Defensor Pacis (1324) : là la théorie médicale est appliquée à l'analyse des foules, mais d'une manière harmonique : les individus sont dans la multitude des humeurs qui se composent pour obtenir l'équilibre collectif.

Ainsi la thèse averroïste de l'intellect commun, qui attribue la perfection de l'humanité à un effort générique et non à un effort singulier, a des effets politiques immédiats. On pourrait retracer la postérité de cette conception de la multitude comme acteur positif du bonheur civil et de la perfection humaine : chez Machiavel (où les peuples sont dits « plus sages » que les princes dans les Discorsi, I, 58) ; chez Kant (où les fins de la nature ne sont censées se réaliser dans l'individu que pour l'animal, tandis que chez l'homme elles ne se réalisent que dans l'espèce, Idée d'une histoire universelle, proposition II) ; et jusqu'à Marx (dont un récent commentateur d'Averroès mettait la doctrine du general intellect en parallèle avec celle du commentateur arabe).

3. Les enjeux de la foule.

Quel est le point commun des ces conceptions ? En quoi peuvent-elles nous aider à penser une alternative à la conception de la foule comme quotidienneté médiocre, publicité inauthentique ? Une rapide récapitulation s'impose.

D'un côté, on a vu la foule servir de repoussoir permanent à l'appréhension de la singularité de l'individu. Rejetée dans l'animalité, dans la pure quantité indifférenciée et finalement dans la primitivité de la horde, la foule a alors toujours été perçue comme une dissolution de la subjectivité se resubjectivisant à un niveau « inférieur » de conscience. Outre les composantes idéologiques marquées de ces manoeuvres de conceptualisation de la foule, on constate que ces perspectives ont énormément de mal à ne pas recourir à une idéalisation plus ou moins assumée selon laquelle, dans les foule, se constituerait une « âme collective » incompréhensible, un « On » sans visage ni figure, réduit à la pure puissance coercitive du nombre. Dans ce cas les mécanismes de refoulement et de défoulement ne peuvent apparaître au fond que comme des jeux mécaniques de passions collectives aux agents mal identifiés.

Mais les réserves que certaines de ces pensées nous ont obligé à accepter (Durkheim et Heidegger essentiellement) permettent d'envisager que d'une part la foule n'existe jamais sans une institution minimale, et que d'autre part elle n'est pas une structure primitive de l'humanité (la horde primordiale) mais au contraire une création complexe et tardive qui ne semble première que parce que l'exister humain se structure à partir d'elle.

Cette institution minimale se retrouve précisément dans les pensées de la multitude comme puissance collective de penser : là en effet l'indifférenciation du pur nombre disparaît, et c'est au contraire à partir de la singularité absolue de chaque acte individuel que la foule peut être appréhendée comme acteur collectif. Mais, d'autre part, le point commun de ces conceptions de la multitude est qu'elles tendent à inscrire la pensée de la foule dans l'histoire. Là où un Le Bon mettait toute son énergie à enfermer la foule dans le provisoire, le ponctuel et l'instantané, les foules politiques sont au contraire pensables comme des foules historiques : elles agissent essentiellement dans l'histoire, et c'est sur le long terme que leur puissance collective d'agir et de penser se révèle.

Aux foules quantitatives, indifférenciées et immédiates s'opposent ainsi des foules différenciées, articulant des singularités qualitatives en un collectif trouvant son expression dans la durée. Ce sont au fond de telles foules qui effrayent Le Bon, et qu'il tremble de devoir reconnaître comme les acteurs politiques de son époque. La puissance de destruction qu'il attribue aux foules n'est peut-être ainsi que l'indice de la puissance de rupture historique qu'il faut leur reconnaître, puissance de rupture qui est fondamentalement une puissance de durer.


Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion