Agrégation : Leçons de philosophie


MÉMOIRE ET RAISON


I. Platon et la mémoire de la raison.


1. La mémoire dans le processus cognitif : Théétète 191a-206c.

La mémoire est présentée dans le Théétète à l'occasion d'une interrogation portant sur la nature et l'acquisition de la science. Théétète a commencé par définir la science comme sensation, donnant à Socrate le prétexte à une vigoureuse réfutation de l'hypothèse mobiliste d'origine héraclitéenne. Définir la science comme sensation, c'est en effet s'enferme dans l'instantanéité et la singularité de l'affect, ce qui ruine toute possibilité d'accéder à une norme universelle du vrai, puisque l'affect est un événement purement singulier, qui constitue la rencontre entre l'objet extérieur et la faculté sensible, passive, de l'homme. A s'en tenir à la sensation, l'appréhension de la réalité se résume à une collection sans ordre ni comparaison possible de purs événements singuliers, irréductibles les uns aux autres.

A la suite de cette réfutation, Théétète reformule sa définition, et avance l'hypothèse selon laquelle la science serait l'opinion droite. C'est dans le cadre de cette nouvelle définition que la mémoire intervient. Elle n'est d'abord comprise que sur le modèle de l'empreinte du cachet dans la cire : puisque notre âme a la faculté de recevoir de impressions de l'extérieur, il faut se représenter sa réceptivité comme la malléabilité de la cire : c'est une disposition passive, par laquelle l'âme se trouve déterminable par l'objet extérieur qui l'affecte. Mais, outre cette déterminabilité pure (qui était au fond déjà en jeu dans la sensation), la mémoire confère à l'âme la capacité à conserver ces empreintes.

Ainsi les sensations et les pensées actuelles peuvent bien passer et se succéder, leurs traces dans la "cire" de l'âme demeurent. Pour autant le problème central de l'acquisition du savoir n'est pas résolu : ainsi conçue, la mémoire ne permet pas de savoir, mais seulement de retenir. Cette mémoire conçue comme l'étape rétentionnelle du processus cognitif est pensée comme pure faculté de stockage des impressions : en quoi multiplier les événements singuliers dans la durée peut présenter un avantage sur leur multiplication dans la succession des instants ? En ce que, nantie de cette "base de données" rétentionnelle, l'âme peut puiser à volonté dans ce jeu d'empreintes pour comparer chaque nouvelle sensation à l'empreinte qui lui ressemble. Ce processus de comparaison rend possible l'opinion (c'est-à-dire étymologiquement la faculté de juger) : grâce à lui nous ne sommes plus prisonniers de l'instant singulier de l'impression, et la définition de la science comme opinion est soutenable.

Malheureusement, Socrate va immédiatement s'employer à en montrer les limites. En effet, l'opinion se contente de rapporter des impressions actuelles à des collections d'impressions inactuelles pour établir peu à peu un réseau de comparaisons et de différences. Mais rien ne nous indique encore que ce processus soit normé, et qu'il nous amène à la connaissance plutôt qu'à l'erreur. Théétète est alors amené à remanier sa formulation, en avouant qu'il reprend une définition "qu'il a déjà entendu soutenir", selon laquelle "la science est opinion vraie (alèthès doxan) accompagnée de raison (meta logou)".

Socrate accepte cette définition en notant cependant qu'il n'y a dans ce sens de raison que des objets complexes : la raison est alors le principe de leur combinaison, par quoi on les explique au sens littéral. En revanche, il n'y aura pas de raison des éléments simples, qui ne sont pas explicables dans ce sens. La raison n'a alors qu'un rôle extrêmement limité, comme le montrent les différents essais de définition dichotomique que fournissent à la suite du Théétète le Sophiste ou le Politique : en effet, l'usage de la raison consiste à dérouler la chaîne des divisions qui mènent du genre à ses espèces, elles-mêmes à leur tour considérées comme genres d'une distinction subséquente, etc...

Dans ce processus la difficulté réside évidemment dans la conception des genres premiers, les natures simples à partir desquels se composent toutes les autres. Le Théétète se clôt sur le constat de l'inconnaissabilité de ces éléments : or comment peut-on à proprement parler "connaître" les composés si les éléments qui le composent sont inconnaissables (203a-205e) ? Loin de résoudre cette ultime difficulté, Socrate clôt le débat sur le rappel de la fécondité de la maïeutique, laissant en suspens la question de la connaissance des éléments premiers.

Quelle pourrait donc être la raison des éléments qui manque dans le Théétète ? C'est dans le Ménon que l'on peut trouver de quoi répondre à cette question, en même temps qu'une redéfinition du rôle de la mémoire qui va modifier sa définition strictement utilitaire (la mémoire, servante du processus cognitif, était mnémè dans le Théétète : on va maintenant se pencher sur le problème assez différent de la réminiscence, anamnésis).

2. Mémoire de la raison et mémoire de soi : le Ménon.

Dans le Ménon, le débat engagé sur la définition de la vertu conduit Socrate et Ménon à se poser une question essentielle pour l'apprentissage et l'invention : comment est-il possible de découvrir une chose que l'on ne connaît pas ? Le paradoxe apparent est très simple : si l'on ne connaît pas du tout la chose, comment la chercher, ou simplement avoir l'idée de la chercher, et comment sera-t-on sûr de l'avoir trouvée puisqu'on ne sait pas ce en quoi elle consiste ? Inversement, si l'on sait ce que l'on chercher, c'est donc qu'on en possède la connaissance, et dans ce cas rechercher une chose que l'on possède déjà n'a pas de sens.

Cette question est l'occasion pour Platon d'exposer par la bouche de Socrate une des évocations les plus complètes de sa doctrine de la réminiscence. Mettant en scène un dialogue entre un jeune esclave de Ménon et Socrate, Platon va montrer comment sans rien savoir a priori le petit esclave va parvenir à "inventer" un principe de géométrie. Il s'agit de tracer, à partir d'un carré donné, un carré dont la surface est double. Partant des multiples échecs du jeune esclave, qui essaye des solutions empiriques, Socrate finit par l'amener à construire correctement la duplication de la surface (à partir de la diagonale du carré de départ).

Ce succès prouve que, n'ayant rien appris de Socrate, le jeune esclave a tout tiré de son propre fonds : avoir appris signifie pour lui avoir redécouvert. Il n'a donc pas rencontré "pour la première fois" la "raison" de la duplication (c'est-à-dire son principe générateur), il se l'est remémorée, prouvant ainsi par l'exemple que les diverses raisons, principes et essences des choses que nous cherchons à connaître sont en réalité toujours déjà possédées par notre âme, quoique recouverte d'un voile d'oubli.

Selon cette doctrine, l'âme a donc contemplé les idées éternelles, formes intelligibles et "raisons" (en ce sens principiel et essentiel) de tous les êtres dont il peut y avoir existence ou connaissance ici-bas, pendant son séjour dans l'au-delà. Le mythe d'Er, qui clôt le livre X de La République, fonctionne ainsi comme un complément nécessaire au Ménon, auquel il fournit la petite dramaturgie de la réminiscence qui manque dans l'interrogation du petit esclave : trajet des âmes des morts qui rejoignent l'existence immuable, contemplation des essences, puis voilement de cette parfaite connaissance rationnelle lors de l'incarnation de ces âmes dans un corps. Dans ce cadre, la mémoire est l'opération essentielle qui permet d'articuler pour l'homme un processus de connaissance, dans la mesure où c'est elle qui nous "re-présente" les raisons des objets de la connaissance possible.

Si c'est bien dans ce processus la mémoire qui nous fournit les raisons essentielles de la connaissance, il faut cependant maintenir qu'elle ne "produit" en rien la raison : l'opération de l'anamnèse se contente de "transporter" ces raisons, mais elle leur reste essentiellement hétérogène.

Une remarque incidente de Socrate, qui clôt le passage du jeune esclave, permet cependant de nuancer l'interprétation que l'on doit donner de la doctrine de la réminiscence :

"A vrai dire, il y a des points dans mon discours sur lesquels je n'oserais être tout à fait affirmatif ; mais qu'à regarder comme un devoir de chercher ce que nous ignorons nous devenions meilleurs, plus énergiques, moins paresseux que si nous considérions comme impossible et étrangère à notre devoir la recherche de la vérité inconnue, cela, j'oserais le soutenir contre tous, autant que j'en serais capable, par mes discours et par mes actions" (Ménon, 86c).

Ainsi ce n'est pas au fond la consistance même de la doctrine de la réminiscence, et la réalité du mythe d'Er, que Platon cherche à affirmer : il s'agit plutôt de se servir de ce schéma pour affirmer que la recherche de la vérité est souhaitable et possible, et que les raisons des choses nous sont accessibles. Si mémoire il y a, c'est au fond, bien plus qu'une anamnèse des formes intelligibles, une mémoire de soi qui est en jeu. Le rôle même de la mémoire en tant qu'elle est extérieure à la raison n'en est pas affecté : ce n'est pas le processus même de la mémoire psychologique qui engendre l'élaboration des connaissances par la raison. Mais c'est au contraire dans le souvenir constant de l'homme comme être de raison que repose la possibilité de la connaissance.

Cela signifierait donc que la persistance temporelle qui est en jeu dans la mémoire a malgré tout à voir avec la possibilité de la raison. C'est précisément ce qui va faire l'objet de l'étude d'Aristote, puisqu'en étudiant cette fois les rapports continus des deux facultés il va nous permettre de comprendre de quelle façon la mémoire elle-même peut directement participer au processus rationnel et pas seulement en conserver la possibilité permanente.



Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion