Agrégation : Leçons de philosophie


MÉMOIRE ET RAISON


Conclusion

C'est au fond l'oubli qui joue depuis le début de notre étude le rôle de fil directeur. Cette enquête sur les relations de la mémoire et de la raison trouve finalement son foyer dans une très ancienne crainte : l'atemporalité de la raison n'en fait-elle pas une faculté oublieuse ? N'y a-t-il pas dans l'instantanéité de la vérité que saisit la raison un manque qui la rendrait au fond incapable d'assurer la durée du vrai ?

C'est à cette question commune que semblent chercher à répondre aussi bien Platon qu'Aristote et Descartes. Si le premier travaille précisément à partir de cet oubli, en tant qu'il est consubstantiel à l'usage même de la raison, c'est pour montrer que c'est sur fond d'oubli que se déploie la capacité rationnelle, et que par conséquent c'est avant tout comme une certaine mémoire que la raison s'actualise. L'analyse aristotélicienne, dans une perspective totalement différente, a pourtant elle aussi à voir avec la prise en compte de l'oubli : si la rétention nécessaire à la mémoire sert le processus rationnel, c'est précisément parce que toute mémoire ne joue comme une certaine façon de circonscrire l'oubli. En effet il n'y a dans l'analyse aristotélicienne de mémoire qu'en tant que cette mémoire "sélectionne" déjà ce dont il y a mémoire : une mémoire pure ou absolue, comme mémoire de chaque affection singulière de l'âme, ne jouerait pas son rôle dans l'élaboration formelle de la raison. La mémoire aristotélicienne est le contre-exemple du célèbre Funès de Borgès (5), qui parce qu'il retient absolument tout, dans la pure singularité de l'impression, est incapable de comparer ou de classer : tragiquement incapable d'oubli, Funès meurt fou, coupé de sa propre humanité.

L'usage de la raison, en tant qu'il est proprement humain, est donc nécessairement le déploiement d'une mémoire qui ne se comprend que comme une certaine faculté de sélection : oubliant de façon discriminatoire les traits qui l'empêchent de se déployer, elle vainc à la fois la pure discontinuité des opérations de la raison et la pure accumulation des impressions psychiques. Cette capacité de trier qui caractérise la mémoire permet ainsi de conclure de façon évidente à l'intériorité réciproque de la mémoire et de la raison, tout simplement parce que la mémoire se conçoit ainsi comme la première fonction critique de l'esprit.


Notes

  1. J. L. Borges, "Funès ou la mémoire", in Fictions, Paris, Gallimard, 1983 (trad. R. Caillois et al.)


Introduction
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Conclusion