Agrégation : Leçons de philosophie


MÉMOIRE ET RAISON


II. Aristote et le rôle cognitif de la mémoire.


1. Mémoire et expérience (Métaphysique A, 1).

Avec Aristote la doctrine de la réminiscence ne sert plus à fonder le processus de connaissance raisonnante en tant qu'elle nous livrerait des éléments indivisibles du savoir et des relations fiables entre les notions élémentaires : le rôle de la mémoire est envisagé dans la hiérarchie même des facultés comme une étape fondamentale de la constitution des raisons.

Le statut de la mémoire est abordé dès le premier chapitre de la Métaphysique. Aristote y affirme que la capacité mémorielle est un critère déterminant pour assurer à un être vivant l'intelligence. Seul l'homme est capable de s'élever de l'observation à la raison, en passant par l'expérience et la mémoire :

"(...) le genre humain s'élève jusqu'à l'art et aux raisonnements (logismos). C'est de la mémoire que provient l'expérience pour les hommes : en effet, une multiplicité de souvenirs de la même chose en arrive à constituer finalement une seule expérience" (A, 1, 980b30).

On peut analyser le processus par lequel la mémoire dépouille progressivement la connaissance sensible de sa gangue matérielle pour n'en conserver que la forme et entamer ainsi le processus de la généralisation des expériences qui fonde la raison. Ce processus repose essentiellement sur la fonction de conservation de la mémoire : en permettant "l'archivage" des expérience sensibles qui sont toutes de purs événements (la rencontre de l'objet, l'irruption de l'affect), la mémoire provoque une sortie de l'instantané. Chaque sensation, chaque idée, chaque expérience est en effet une passion qui se produit dans l'instantanéité et la singularité (pathos a le double sens d'affect et d'événement). De la simple addition arithmétique de ces expériences ne résulte rien d'autre qu'une collection disparate, une juxtaposition stérile, une série absolument discontinue. La mémoire, en tant qu'elle collectionne les événements en les retenant, autorise la comparaison, et donc la classification de ces événements en fonction de leur degré de ressemblance. Ce qui est en jeu dans la mémoire, c'est alors le passage de la multiplicité à l'unité : par l'archivage et la comparaison, la mémoire retient et classe les formes des pathè (comme l'empreinte du cachet dans la cire retient la forme du cachet et non sa matière). En "épurant" ainsi l'affect singulier de sa matière, la mémoire contribue à le formaliser, et classe ces formes selon leur degré de proximité et de ressemblance, progressant ainsi vers l'organisation des expériences singulières en catégories et relations générales.

Cependant, à ce stade, la mémoire n'est encore en elle-même que saisie d'items singuliers et organisation de leur classement : si elle est capable de les comparer et si elle favorise le processus de généralisation, elle n'est encore qu'une modalité de l'expérience, qui se fonde sur une connaissance riche et informée, mais qui ne porte que sur les effets :

"En effet les hommes d'expérience savent bien qu'une chose est, mais ils ignorent le pourquoi, tandis que les hommes d'art connaissent le pourquoi et la cause" (A, 1, 981a30).

Doit-on alors considérer que, par incapacité à considérer le pourquoi des choses, la mémoire reste, bien que propédeutique à la raison, radicalement hétérogène à la raison elle-même ? Ou bien faut-il considérer que l'appréhension mémorielle de l'expérience contient déjà une pré-appréhension du lien causal ?

2. La mémoire comme faculté des traces (De memoria et reminiscentia, I).

Cette question trouve une réponse dans une étude plus précise du mécanisme psychologique de la mémoire. Aristote va en effet reprendre l'analyse de la mémoire comme étape du processus de connaissance dans le De memoria et reminiscentia. Le point de départ est sensiblement identique à ce que l'on vient de voir dans la Métaphysique : la mémoire est intermédiaire entre la pensée et le sens, mais elle appartient au sens. Elle est interprétable sur le modèle de l'empreinte : la perception réalise comme une peinture dans l'âme, la mémoire est la permanence de cette peinture.

Mais il reste à se poser une question fondamentale : le souvenir est-il souvenir d'une trace (qui est "là" dans l'âme, mais n'est pas la chose dont il y a souvenir) ou d'une chose (qui n'est pas "là", mais a laissé une trace) ? Il s'agit ici de distinguer d'un côté un modèle absent (l'affection originaire, le pathos provoqué par l'expérience de l'objet, sensible ou intelligible) et d'autre part une copie présente (son impression, sa trace). Ces deux items sont dans un rapport de modèle à copie, parce que la trace est conçue comme une image (c'est toujours le schéma de l'empreinte dans la cire qui sous-tend l'analyse). Ainsi pathos originaire et trace sont comme la cause et l'effet. La mémoire réside alors dans la capacité à considérer la trace non pas en elle-même (comme image) mais bien en tant qu'elle renvoie à une affection de l'âme qui est sa cause. La mémoire est, considérée du point de vue de l'acte du souvenir, saisie d'un rapport causal.

La mémoire est donc la faculté du lien, toute entière saisie comme structure de renvoi de la trace à ce dont la trace provient et vers quoi elle fait signe : la mémoire est spontanément sémantique. Il faut donc distinguer deux usages de l'image (en elle-même ou comme trace). C'est dans le second usage seulement que la mémoire déploie sa capacité : elle révèle alors qu'elle n'est pas originellement constituée dans les affections mais dans la persistance des affections (le temps). Exercer la mémoire, ce n'est donc pas se représenter fréquemment la chose, c'est

"contempler fréquemment l'image comme copie et non en elle-même" (De Mem. I, 451a15).

Ainsi exercer la mémoire c'est répéter le lien causal.

3. La mémoire comme faculté des liens (De memoria et reminiscentia, II).

Mais ce n'est pas là le seul rôle cognitif de la mémoire : il faut en effet distinguer la mémoire de la réminiscence. Si la mémoire (mnèmè) est le processus d'appréhension et de récollection des traces prises dans leur contenu sémantique, la réminiscence (anamnèsis) désigne l'acte même de la remémoration en tant qu'il nous permet d'utiliser le fond même de notre souvenir. Le fondement de la remémoration, c'est la réactualisation de la consécution entre des affections.

En effet la mémoire ne s'exerce pas sur des items isolés, des objets, des affections purement singulières, mais bien sur des séquences, des séries, des consécutions d'affections. Ainsi le mécanisme même de la remémoration ne met pas seulement en jeu des phénomènes de réactivation du lien causal et sémantique qui unit la trace à sa cause, mais aussi des processus de reconstruction de la cohérence globale des séquences dans lesquelles sont prises les affections et, partant, leurs traces mnésiques.

On distinguera donc d'une part la réactualisation du lien causal interne (de l'image à l'affection) et d'autre part la réactualisation du lien consécutif externe (la succession des affections). La mémoire est ainsi doublement structurée comme un lien : d'une part, parce qu'elle comporte en elle-même une structure de renvoi, d'autre part, parce qu'elle appréhende ses différentes affections en tant qu'elles sont structurées selon des liens.

Or ces deux régimes du "lien" ne sont pas les mêmes : d'un côté, la structure générale du renvoi en tant qu'il est le fondement de la signification (l'image n'est pas simplement une surface évanescente : elle a une profondeur au sens où elle a une raison). De l'autre, la structure de l'habitude qui nous familiarise avec une réalité séquentielle et non événementielle (les choses sont liées et organisées entre elles : leurs séquences elles-mêmes ont une "raison"). Se rappeler une chose, c'est réactiver la structure dans laquelle elle était prise, et reconstruire ainsi la cohérence de cette structure qui est celle d'une implication.

L'essentiel est donc là :

"La remémoration est comme une sorte de syllogisme" (De Mem. II, 452a10).

Ainsi la mémoire est d'emblée une mise en ordre du réel, parce qu'en intégrant à la perception le sens du temps elle perçoit les raisons qui s'organisent entre les choses. La mémoire participe donc à la raison dans deux directions : en abstrayant la forme de la matière (fonction d'épure) et en percevant l'événement du) point de vue de la série (fonction de liaison).

C'est là le fondement de la conception d'un système mnémotechnique. Cependant, si la mémoire peut ainsi trouver sa place au fondement même de l'activité de raison, il n'en reste pas moins qu'elle procède à cette formalisation de l'expérience grâce à son caractère premier : la dégradation de l'affection immédiate en souvenir, qui est abstraction de la matière et sauvegarde de la forme. Ne doit-on pas craindre que cette dégradation, pour nécessaire qu'elle soit au processus cognitif, ne possède également un revers, et ne mette en danger les acquis de la raison elle-même ? Autrement dit, contribuant à rationaliser l'expérience par la construction de schémas de type habituel, la mémoire n'est-elle pas dans le même temps un obstacle à l'intellection pure ?



Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion