Agrégation : Leçons de philosophie


MÉMOIRE ET RAISON


III. Descartes et les risques de la mémoire


1. Ordre des essences et ordre des raisons.

La question des rapports entre mémoire et raison intervient chez Descartes dans le cadre d'une distinction entre l'ordre des essences, atemporellement contemplé et engendré par l'intellect divin qui ne connaît pas de succession, et l'ordre des raisons humaines, qui est en revanche soumise à la finitude de notre intellect temporel. Le mode d'intellection le plus parfait est nécessairement celui qui se rapproche le plus de l'atemporalité de la connaissance de Dieu : c'est l'intuition, saisie immédiate des essences dans leur clarté et leur distinction. Mais l'homme, en revanche, n'existe et ne connaît que dans le temps, c'est-à-dire dans la discontinuité essentielle des instants dont la seule garantie est la continuité de la création.

Mais si cette garantie vaut sur le plan ontologique (nous permettant tout simplement d'exister durablement), en revanche elle ne joue pas sur le plan gnoséologique : comment, dans l'ordre fini de nos raisons, peut-on espérer construire une certitude aussi complète soit-elle (sachant qu'elle demeurera toujours infiniment inférieure à la raison éminente qu'est la connaissance des choses par Dieu, qui est au sens strict raison formelle de l'infini et comme telle inconnaissable) ? La réponse s'appelle "méthode" (1).

La certitude, dans l'ordre des raisons, s'établit en effet en identifiant d'abord un point de départ certain et en en déduisant précautionneusement les vérités subséquentes. La certitude du point de départ s'atteste dans l'instant, sur le mode intuitif. Mais le "transport" de cette certitude intuitive le long d'une chaîne déductive pose problème : comment étendre dans le temps une certitude instantanée ? C'est à cette question que Descartes consacre dans les Regulae une étude qui fait intervenir la mémoire.

2. La nécessité de la mémoire dans l'ordre des raisons.

La règle III est en effet l'occasion pour Descartes de préciser le rôle et la nature de la déduction en tant qu'elle fait nécessairement intervenir la mémoire :

"(...) la plupart des choses sont l'objet d'une connaissance certaine, tout en n'étant pas par elles-mêmes évidentes ; il suffit qu'elles soient déduites à partir de principes vrais et déjà connus, par un mouvement continu et ininterrompu de la pensée, qui prend de chaque terme une intuition claire." (Règle III, Alquié tome I p. 89)

Ainsi l'intuition commence par être répétée à chaque terme de la déduction : cette répétition est une juxtaposition de "moments" de certitude (2). Reste ensuite à passer de l'un à l'autre : étant donné la discontinuité essentielle du temps créé, il faut assurer la continuité cognitive de la chaîne des certitudes. On ne parviendra jamais à contracter le temps (donc à réduire la chaîne déductive à une intuition), mais

"(...) il suffit que nous les ayons examinés l'un après l'autre, et que nous nous souvenions que du premier au dernier, chacun d'eux est attaché à ses voisins immédiats" (id).

Sur quoi porte la mémoire ici invoquée ? Non pas sur les "maillons" de la "chaîne" déductive, mais bien sur le lien lui-même : l'ordre des raisons ne tient que parce que nous pouvons posséder conjointement l'intuition d'une chose et la certitude du lien qui l'attache à une autre chose. Ainsi c'est par la médiation de la certitude de l'enchaînement que nous pouvons passer de la certitude d'un principe à celle de sa conséquence, et bien sûr la mémoire joue un rôle déterminant dans ce processus.

Mais Descartes adopte aussitôt une formulation différente :

"Nous distinguons donc ici l'intuition intellectuelle et la déduction certaine, en ce que l'on conçoit dans l'une une sorte de mouvement ou de succession, et non pas dans l'autre ; et parce qu'en outre, pour la déduction, il n'est pas besoin comme pour l'intuition d'une évidence actuelle, mais que c'est à la mémoire qu'elle emprunte, d'une certaine manière, sa certitude" (id.)

Ainsi la mémoire est bien indispensable à la déduction, non pas en ce qu'elle retiendrait la certitude de chaque moment, mais bien en ce qu'elle retient la certitude du lien, non pas selon une évidence actuelle, mais selon une certitude mémorielle. L'opposition de ces deux modèles de l'intellection est le noeud de la conjonction entre mémoire et raison chez Descartes. En effet, il semble que la règle III suffit à coordonner les deux facultés de telle sorte que la discontinuité du temps cognitif se trouve compensée par la continuité virtuelle de la mémoire. Mais pourtant cette certitude virtuelle est dangereuse dans la mesure où elle exige que la mémoire, pour garantir la certitude de chaque nouvelle conséquence, retienne l'ensemble des liens au travers desquels cette ultime conséquence est dépendante du principe premier de la déduction, seul objet d'une évidence actuelle.

C'est la règle VII qui va se pencher sur le problème :

"Il arrive en effet que cette déduction se fasse par un si long enchaînement de conséquences qu'une fois parvenus jusqu'à ces vérités, nous avons peine à nous rappeler la totalité du chemin qui nous y a menés ; aussi disons-nous qu'il faut prêter aux faiblesses de la mémoire le secours d'une sorte de mouvement continu de la pensée" (Règle VII, ed. cit. p. 108-109).

Ici il est clair que la mémoire n'est pas seulement chargée du lien entre l'évidence immédiatement précédente et la conséquence nouvelle, mais qu'elle doit retenir la totalité de la chaîne déductive : dès lors, elle a pour objet l'appréhension d'une multiplicité, et perd aussitôt la fiabilité de l'évidence intuitive, immédiate. La mémoire, en tant qu'elle est essentiellement faculté médiate, se trouve au fond contaminée par la discontinuité même du temps cognitif. C'est peut-être là la source de la méfiance entretenue par Descartes envers sa mémoire, méfiance rappelée par son biographe (3) : il faut trouver un moyen d'échapper à cette discontinuité, et naturellement cela signifiera aussi échapper à la mémoire.

Ce "secours" passe par un "mouvement continu de la pensée" qui va rectifier la discontinuité du temps. Mais dès lors une question demeure posée : comment la pensée qui considère les choses dans l'instant de leur évidence, selon le mode de l'intuition, peut-elle adopter un "mouvement continu" ? N'est-ce pas précisément le rôle de la mémoire que d'établir cette "rétention" qui permet la continuité ? Comment procède la pensée ? D'après Descartes lui-même, comme l'imagination, puisqu'il fait s'équivaloir quelques lignes plus bas le "mouvement continu de la pensée" (qui semblerait viser l'entendement) à un "mouvement continu de l'imagination" :

"Aussi vais-je les parcourir plusieurs fois par un mouvement continu de l'imagination, qui voit chaque terme par intuition en même temps qu'elle passe aux autres, jusqu'à ce que j'aie appris à passer si rapidement de la première proportion à la dernière que je ne laisse presque plus aucun rôle à la mémoire et qu'il me semble avoir une intuition simultanée du tout ; de cette manière, en effet, tout en aidant la mémoire, on remédie aussi à la lenteur de l'esprit, et l'on accroît dans une certaine mesure sa capacité" (id.)

Ainsi c'est l'imagination qui par son mouvement continu se substitue à la mémoire, grâce à une faculté fondamentale ici : elle peut "en même temps" intuitionner une chose et passer à la suivante. C'est cette simultanéité qui est la pierre d'angle de tout le processus : elle seule garantit la continuité de la déduction. Or cette simultanéité tient bien à la capacité "rétentionnelle" d'une imagination qui, de toutes façons, est plus facilement apparentée à la mémoire qu'à l'entendement. Il y a donc bien là, plutôt que l'expulsion de la mémoire du processus déductif, attribution à l'imagination d'une faculté rétentionnelle de nature mémorielle.

3. L'intériorisation de la mémoire.

Ainsi, par le devenir-mémoire de l'imagination, je rends possible une intuition "virtuellement" simultanée de toute la chaîne (comme le dit Descartes, je ne laisse presque (fere) aucun rôle à la mémoire, et il me semble avoir une intuition (vide[o]r intueri) simultanée du tout : c'est donc bien, comme le marque cette restriction, que la mémoire n'est pas dépassée mais intériorisée (4)).

Que cette continuité soit fondamentalement assurée par l'entendement ou par l'imagination ne change rien : c'est bien d'une lutte contre l'oubli qu'il s'agit :

"Mais, à coup sûr, dès qu'un chaînon, fût-il insignifiant, est oublié, voilà la chaîne aussitôt rompue et la certitude de la conclusion s'effondre" (id., p. 110)

L'essentiel est ainsi de préserver la continuité du raisonnement, et l'apparence de simultanéité qu'une longue pratique peut produire ne doit pas nous cacher qu'une aucun cas une longue chaîne de raisonnement ne sera réductible de fait ni de droit à une intuition parfaite. Il y va alors bien d'une faculté de nature rétentionnelle. Ce n'est donc pas la mémoire qui est expulsée du processus rationnel de la déduction, c'est plutôt la raison qui intériorise la mémoire, en l'enveloppant dans une "intuition construite". Cette intériorisation est la seule façon d'approcher par la mémoire la raison éminente des choses (leur connaissance divine).

Ainsi la ratio cognoscendi n'approche la ratio essendi que par l'intériorisation du processus mémoriel. Mais cette intériorisation suppose un usage parfaitement maîtrisé de la mémoire, c'est-à-dire un usage cognitif et non psychologique. Cela passe par un usage réglé de l'oubli.

4. "Pour ce que nous avons été enfants avant que d'être hommes".

Le doute peut en effet être compris comme une forme d'oubli réglé. Pourquoi est-il nécessaire à la méthode cartésienne ? Parce que, comme le dit Descartes, "nous avons été enfants avant que d'être hommes" (Discours de la méthode, II) : ainsi nous avons toujours déjà une mémoire, celle de nos lectures, de nos études, de notre éducation originale. Mais cette mémoire que l'on pourrait nommer "doxique" reste une faculté totalement extérieure à la raison : elle ne consiste qu'en un remplissage mécanique de données et d'informations qui ne sont pas examinées et validées par la raison mais simplement retenues passivement, compte non tenu de leur valeur de vérité.

Il est impératif, si l'on veut reconstruire un ordre de certitudes fiables, de se débarrasser d'abord de cet épais "dépôt" d'opinions qui parasitent et encombrent l'entendement. Une fois ces strates passives déblayées, ce qui est proprement le travail du doute, on pourra essayer de construire des chaînes de raisonnement valides.

Dans ces chaînes l'essentiel sera bien de ne jamais laisser la mémoire reprendre son rôle purement passif de "stockage" doxique : elle devra toujours, comme acte rétentionnel volontaire, être intériorisée par l'opération même de l'entendement qui intuitionne chaque certitude tout en passant à la suivante : dès lors, non seulement la mémoire n'est plus simplement passive, mais surtout elle n'est plus extérieure à la raison puisqu'elle contribue activement à construire la chaîne même des raisonnements (on se souvient de la règle III : nous devons nous souvenir non pas de chaque vérité, mais bien que chaque vérité est liée à la suivante).

 


Notes

  1. Sur cette question, voir M. Guéroult, Descartes selon l'ordre des raisons, Paris, Aubier, 1968, vol. I, chapitre premier.
  1. Sur l'apparent paradoxe de la position cartésienne sur ce point dans la règle III, cf. la note de F. Alquié dans son édition (note 1 p. 89), dans laquelle Alquié renvoie à la règle VII comme solution de la difficulté.

  2. A. Baillet, Vie de Monsieur Descartes (1692), Paris, la Table Ronde, 1946, rééd. 1992 ; le thème est également évoqué par Alquié, op. cit. note 2 p. 109.

  3. Voir Regulae ad directionem ingenii, AT X, 388.


Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion